Duel sur le chemin de la Gittaz:
Les premières traces humaines apparaissent immédiatement. Deux empreintes parallèles, qui dénotent une technique du ski certaine, descendent du sommet. Une autre marque plus large et striant la neige monte vers le col de Méraillet, la chenille et les patins d'une motoneige ont faiblement marqué la poudreuse. Quelques centaines de mètres en amont, de nouvelles empreintes, animales cette fois, côtoient les deux autres. Je ne suis pas certain de leur origine. Bien que récente, dans cette neige poudreuse balayée par le vent, elles pourraient êtres celle d'un gros chien ou d'un ongulé dont j'estime le poids à 45 kg environ. La neige s'accumule en congères d'un demi-mètre, mes chaussures de marche retiennent une poudre fine qui s'introduit insidieusement en fondant. La lumière commence à changer, une brume éparse et horizontale cercle la montagne d'Outray, en direction des Saisies.
Six heures de marche presque ininterrompues me font traîner les pieds. Je m'accorde quelques minutes de repos, avale quelques gâteaux secs et un peu d'eau, tout en observant une tache foncée et indistincte qui divague au bord de la ravine. J'abrège rapidement pour reprendre une marche forcée vers le point immobile que je n'ai cessé de fixer. A une centaine de mètres, je distingue un pelage noir qui me fait penser immédiatement à celui d'un mâle. L'animal me fixe en tournant nerveusement sur lui-même, battant l'air de la tête, bondissant dans ma direction à chaque pas en avant.
Je m'arrête tous les dix mètres pour observer son manège, qui bien qu'il semble être seul, traduit un message d'alerte certain.
A une trentaine de pas, il laisse exploser sa colère, décidé à ne pas me laisser le passage. Ses cornes presque droites et l'écartement des pointes laissent croire qu'il s'agit d'une femelle d'une dizaine d'années pourtant le poil presque noir et le gabarit sont celui d'un mâle. Le chamois vit en moyenne montagne, se nourrit de lichens et d'aiguilles de résineux quand l'enneigement est important. Le chef de harde a décidé de me tenir tête. Il piétine, cabriole, simule une charge et donne des coups de tête en soufflant rageusement dans ma direction. Je m'entête à l'approcher mais il résiste au point ou je m'attends à une attaque en règle après avoir fait fi de tous les avertissements. A une dizaine de mètres, il n'a toujours pas reculé, la période du rut étant passé depuis deux mois, je m'étonne encore aujourd'hui de sa réaction. Celle d'un chef de clan responsable, assurément. Enfin, quand j'amorce un nouvel élan dans sa direction, il s'échappe en dévalant la ravine dans laquelle tout le groupe disparaît sans même que je n'ai le temps de l'apercevoir.
Les glaces de la Gittaz:
L'heure tardive m'oblige à hâter le pas. Je souhaite faire quelques prises du barrage de la Gittaz, redescendre vers le col de Méraillet et profiter du coucher de soleil sur le défilé d'Entreroches, avant d'entreprendre les 6 kilomètres qui me séparent alors du village de Cernix. Quelques centaines de mètres avant le barrage, un tunnel court en formant un arc de cercle, en direction des eaux glacées du lac de retenue.
Le lieu ressemble à une grotte grossière, des stalagmites glacées, formées par les gouttes qui tombent de la voûte, prouvent que le passage n'est plus emprunté depuis la fin de l'automne. Des épées de glace de plusieurs mètres s'échappent de la courbe grillagée, un silence sépulcral règne dans ce monde caverneux, sombre et froid. Le sentier qui surplombe le barrage inactif révèle le gigantisme de l'édifice. Une cascade exposée aux rayons zénithaux de l'après-midi s'écoule sans bruit dans un univers gelé digne des pôles. L'épaisseur de la glace est rongée par l'onde liquide qui dégouline de la pente, un fond noir miroite les falaises ocres perchées à l'ouest. Un trou rond forme une marque étoilée au milieu des glaces. Semblable à une trace d'impact je pense en premier lieu à une météorite, puis les traces de patins de la D925, presque parallèles, me reviennent en mémoire, le pécheur sur glace de la Gittaz est peut être redescendu à ski.
Pourtant, les veines qui s'échappent de la cavité encore liquide me laisse dans le doute. La glace a pompé l'eau et se creuse sous son propre poids en une légère dépression, elle constitue un piège certain! . La zone du barrage-voûte est plongée dans l'ombre pendant la plus grande partie de la journée. Un froid intense m'oblige à m'équiper rapidement de gants. Il me reste une heure maximum avant le coucher du soleil, je renonce à explorer le site plus avant et entreprends rapidement la marche de retour pour quitter le cul de sac hivernal formé par le barrage de la Gittaz.
Les aiguilles et sommets environnants prennent lentement la couleur de l'or jaune, la mer de nuages qui bloque le défilé d'Entreroches vire progressivement du bleu au mauve puis les tons froids se transforment pour s'échauffer vers l'orangé et le rose. Le spectacle est magique et bonheur, je suis le seul à en profiter. Posté entre deux rangées d'épicéas, je contemple longuement ce phénomène rare, récompense d'une longue journée de marche dans les neiges du Beaufortin. La descente vers Cernix me laisse le temps de la réflexion. Une demi-lune diffuse légèrement sur la gangue de flocons cristallisés qui couvrent la D925. Le vent est tombé avec la lumière du jour, mes pas mouillés résonnent dans la nuit savoyarde. Je pense au récent tintamarre médiatique orchestré à propos du réchauffement planétaire, et après réflexion celui-ci ne me semble pas en adéquation avec la réalité, mes pieds sont humides et le gel s'installe petit à petit dans cette zone, de moyenne montagne, vidée par un hiver exceptionnel, à l'allure de printemps.
Malgré cet état de fait et après réflexion, au fil des nombreuses et longues minutes qui me mènent au village de Cernix, j'envisage le pire, quant à une folle ascension vers les Sept Laux, ses lacs gelés et son col alpin, par le sentier du Gleizin et en direction du défilé de Maupas, au départ de Fond de France, -ça veut tout dire- même durant l'hiver le plus chaud du siècle, la prudence, en milieu montagnard, étant une vertu cardinale.
Dernier hiver blanc en Chartreuse?
Après avoir renoncé à explorer les Sept Laux et les sentiers de la Tarentaise, faute d'équipement, d'expérience et d'effet de serre, la montagne me révèle encore une fois ses contradictions. Aux portes de la Chartreuse, le Mont Granier affirme toute l'ampleur de sa calvitie hivernale. La neige, là aussi est pratiquement absente de ses contreforts. Il faut se perdre dans le cirque de Saint Même pour sentir la piqûre du froid sur la peau et trouver un hiver blanc digne de ces montagnes.
Avant le passage du col du Cucheron, une vallée étroite draine le Guiers Vif vers Saint Même, à travers une gorge spectaculaire et silencieuse. L'eau lumineuse du cour d'eau renvoie les reflets du col de l'Alpe, le contraste entre les couleurs vives des sommets et l'ambiance monochrome dégagée par le bout du cirque est fantastique. Les cycles de fonte et de gel donnent à la neige les formes d'oursins givrés et difformes, de roses des glaces, dans une nature livide et glaciale! Pour sacrer cet ensemble polaire, le soleil transmet son éclat à travers la couronne d'épicéas qui dominent le cirque de la forêt du Boutat. Le rocher des Belles Ombres varie de coup d'éclats, lui aussi, en ombre blafarde ou forte.
Je pense soudain aux glaciers alpins et menacés qui reculent depuis une bonne décennie. Certains prétendent qu'ils vont disparaître à jamais et qu'ils n'ont jamais subi tant d'outrages, pourtant certaines gravures et illustrations du XVIIe siècle, si je ne m'abuse, présentent certains glaciers dans un état de retrait quasi total dont personne ne parle plus depuis longtemps, l'histoire même naturelle, étant dit-on, un éternel recommencement, perdu dans la mémoire humaine depuis des lustres.
Merci de votre visite. A bientôt.